Les chapeaux font? Sautez ceci, sinon
Jamais vu ça. Vous êtes plusieurs à me laisser entendre que je commets une faute (certains semblent y voir une faute morale, les autres une faute de goût) en négligeant ce site chaque fois qu'un grand bonheur me visite. Heureusement, personne n'a suggéré que ça arrivait trop souvent. Ces surprenantes apostrophes, émanant presque toutes de lecteurs vétérans qui ont vu pleuvoir la merde et neiger la barbe-à-papa depuis quinze ans que je publie, ceux-là qui sont restés au même endroit quand tous les autres désertaient, qui s'y trouvaient toujours quand tous les autres revenaient, des lecteurs qui ne réclament rien ou si peu de moi, qui ne m'ont jamais posé de questions personnelles et n'ont jamais demandé si j'étais coupable au temps des procès et m'écrivaient seulement aux bons moments (c'est-à-dire les pires de la traversée du désert), deux ou trois lignes de réconfort tranquille, exprimant soit la foi en moi, soit le refus de se constituer en miliciens magistrats et la digne intention d'interdire à leur jugement de s'exercer sur ma vie privée. Tous ne manquaient pas gentiment de souhaiter mon rapide retour au turbin et, ce faisant, ils l'ont certainement hâté. Et je ne peux me résoudre à les enjoindre, ceux-là, à vous intimer tous de vous mêler de vos bonsaïs. Parce que c'est vrai, sans être toute la vérité, car on pourrait tout aussi bien arguer du contraire les dix doigts dans le nez en giguant sur des billes, mais enfin, oui, le meilleur est ailleurs ces temps-ci, écrit pour une seule personne et circulant confidentiellement de mon terminal au sien, and that's the way it's gotta be for awhile. Cela dit, je viens poinçonner souvent, j'encaisse mes jetons de présence, j'époussette, j'aère, je tire la chaîne, je ramasse le courrier et je change les fleurs. C'est un minimum moral décent, chacun en conviendra, et je conviendrai en retour que ce n'est pas suffisant, compte tenu de mes vues sur le contrat implicite entre auteur et lecteur, et considérant que je vous ai toujours demandé davantage que le minimum moral décent. C'est ce qui nous rassemble, aussi, ici et ailleurs, en personne ou en esprit: notre façon de voir ces choses et de peser ces concepts. Minimum. Moral. Décent. C'est le tissu de cette tribu, que fondent ces trois fils enchevêtrés.
Je peux vous confier ceci, qui paraîtra trop peu de chose ou juste ce qu'il faut pour induire une compréhension intime, intuitive, sentie avant que d'être raisonnée, comme dans mes livres quand ils sont réussis. Je peux dire que non seulement ce qui se passe n'est pas, ne peut pas être de vos affaires sous peine de ne plus pouvoir se passer, mais je soupçonne que ce qui se passe est aussi très peu des miennes, d'affaires, dans la mesure où mon sentiment n'engage que moi, alors que du sien dépend plus que son propre destin. Bon. Bâillon. Plus un mot là-dessus. Je sais, je sais, moi aussi ça me fait tout drôle. L'impression d'être un boxeur qui se couche, une reproduction d'Impression, soleil-levant en noir et blanc, un Veuve-Cliquot coupé d'eau. Mais les impératifs de la littérature peuvent aller se faire foutre quelque temps: ce coup-ci, je la joue sans.
Sans. Tout au long de l'existence, choses, idées, gens, enfin un vaste échantillonnage de l'ensemble de ce qui se conçoit défile sur l'écran intérieur que nos consciences visualisent. L'humain en tant qu'ordinateur serait partitionné en trois volumes: ce qui se sait, ce qui se sent, ce qui s'éprouve, ou la tête et l'instinct et le coeur. Le plus gros des fichiers considérés aboutirait à la corbeille, mais ceux qui seraient retenus logeraient dans l'un de ces tiers de mémoire, parfois deux et même trois, sous forme de duplicatas. Et chaque nouveau fichier du coeur serait une chance de plus de se crasher s'il venait à nous manquer: un fichier se perd, se corrompt, s'égare, se jette par ignorance ou négligence, ça arrive tous les jours; un fichier verrouillé peut s'avérer presque impossible à déplacer du volume rationnel vers le volume palpitant. Ce soir, je la joue sans et je le sens, l'éprouve tristement pour la première fois, aussi je m'amuse avec des ciseaux et du papier comme un enfant mélancolique. Je découpe l'article paru ce matin dans La Presse à propos des effets d'Internet sur les rapports public-artistes. C'est leur nouveau format: il ne fitte pas dans mon scanner. Et puis l'affaire de ma tête bronzée sans scrupules, hier, et des percepteurs d'impôt qui m'ont rejoint au téléphone enfin, après vingt-cinq ans de vaillants efforts, voulant savoir pourquoi je n'avais jamais produit de déclaration (pas vrai, j'en ai rempli une l'année de mes quatorze automnes), et j'étais assis dans le fauteuil du dentiste, cellulaire plaqué contre la joue entre mon corps et le dentiste qui attendait fraise en main, on allait s'attaquer à mon intégrité sur ce front-là aussi, celui de l'émail dans ma bouche... Le percepteur et le dentiste, simultanément, et moi au milieu: une heure avant, j'étais sans un souci au centre d'une bulle au milieu du Bunker, avec Sakurako pour compagne et somme totale de tout ce que j'aurais jamais envie pour tout le reste de la Vie. Celle-là, dans son humeur des mauvais jours, cette Vie-là, vindicative et désoeuvrée, se sera dit comme ça qu'il était temps de me rappeler qui c'est qui mène jusqu'au trépas, et elle aura donné un grand méchant élan à la Roulette, juste pour moi, de quoi me faire vomir sur mes pompes et réfléchir longtemps après dans la stupeur, plus un silence respectueux. Toujours est-il que je me sens iconoclaste. Et pourtant pas. Je devrais bien, ce serait sain, l'espace d'un soir. Mais c'est un feeling que j'ignore, aussi je décide de ne pas l'attendre en vain et je transfère le pouvoir du coeur au crâne, lequel a tôt fait de me convaincre que c'est ici que ça se passe, dans les parages du cerebellum, ici que sont de plus en plus tranchées les décisions d'importance, au détriment de l'ancien lustre omniscient qui s'attachait au muscle sang. C'est donc ainsi que je serai iconoclaste, ce soir seulement, mais entièrement: parce qu'il faut le faire de temps en temps, ça décrasse les tuyaux et c'est bon pour le cerveau reptilien. Donc, je découpe dans les colonnes et autour des photos, puis j'entreprends de remettre en page les morceaux, j'y vais de taille et d'estoc sans ménager le matériau, expérimentant, les déplaçant, tranchant du texte à la machette, m'imaginant Rue Gît-le-Coeur au Beat Hotel dans les Sixties, en train de réaliser un cut up avec Bill Burroughs.
Le résultat, donc, ne doit pas être considéré comme un fac-similé: la moitié du texte qui ne parlait pas de moi vogue déjà vers le Fleuve sur les flots nauséabonds des souterrains, captant de loin en loin un rai de lune qui filtre à travers les grilles d'égoût comme si c'étaient des oubliettes qui sont dessous.
Basta pour ce soir. Je vais commander du chinois et ensevelir mon chagrin sous une avalanche de fritures aigres-douces.
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