1.12.03

Take a job on the wide side

Assisté hier à l'assemblée générale de l'UNEQ, dont on m'assure qu'elle était la plus tranquille de mémoires d'écrivains. Je ne saurais dire, n'ayant pour comparer que celle d'il y a deux ans, dont je conserve un souvenir fort nébuleux et qui, ce n'est pas une coïncidence, avait dû effectivement brasser davantage. Je me rappelle avoir fait l'interprète, quoique haut-parleur serait plus juste, pour François Piazza. Hier, c'est le barman que j'ai fait, pour prêter main-forte au personnel débordé. En peu de temps, je me suis retrouvé seul derrière la table, à l'aise. Quand on sert et qu'on débouche, on n'a guère le loisir d'écluser, et je me souviendrai mieux de cette assemblée-là. Quant aux écrivains, médusés de me voir du mauvais côté du bar, au point que plusieurs se rangeaient mécaniquement sur mes flancs, ils s'en rappelleront aussi.

Ma proposition d'utiliser les possibilités du courriel pour consulter les membres ponctuellement sur les questions d'importance avant de se prononcer publiquement a été accueillie par un silence de Père-Lachaise. Internet, you say?

Plusieurs me lisent pourtant ici: s'approchant verre tendu et sourire fendu, ils lançaient: «Paraît que t'es amoureux?»

C'est toutefois au retour que j'ai été témoin coup sur coup de deux scènes dignes d'intérêt universel. En file à l'arrêt d'autobus, j'étais juste derrière un père et sa fille de douze ans, surexcitée, enjouée, qui lui racontait des blagues et lui recommandait de les répéter à ses copains du boulot. Quand le bus est arrivé, le père est sorti de la file qui s'ébranlait et m'a fait signe d'avancer sans attendre qu'il reprenne sa place. J'ai suivi la petite et on s'est engouffrés dans le ventre de tôle. La petite s'est assise près de la fenêtre, qu'elle a fait glisser pour continuer de parler à son père demeuré sur le trottoir. J'ai songé qu'on était dimanche soir, la fin d'un week-end sur deux pour eux, sans doute, et je me suis demandé combien de fois et en combien d'endroits se répétait ce touchant spectacle en ce moment précis.

Une fois assis, parmi les premiers, juste derrière la chauffeuse et face à un jeune homme de douze ou treize ans à l'air buté, j'ai déplié mon journal cependant que s'installaient les derniers passagers. Du coin de l'oeil, j'ai vu le kid se relever précipitamment et, curieux d'en savoir la cause, j'ai carrément regardé. Ce chouette petit fils de fusil venait de céder sa place à une vieille dame parcheminée affligée de Parkinson et la contemplait, fasciné. De deux choses l'une, ai-je pensé: ou il a une grand-mère, ou il n'en a jamais eu. Et tandis qu'il regardait l'ancêtre, je le regardais, lui; il a fini par s'en apercevoir et tourner les yeux vers moi, toujours buté en apparence, mais l'embarras en plus. Je ne savais pas ce que j'allais faire jusqu'à ce que je le fasse, ce qui est en soi tout opposé à ma nature et mon tempérament. J'ai lentement hoché la tête en un geste avunculaire d'approbation, de ceux qui devaient s'échanger déjà au temps des cavernes entre un chasseur savant mais vieillissant et l'adolescent qui ramène sa première prise, tuée proprement. Et du diable si ce petit salopard ne m'a pas souri, fier comme Artaban, délivré du doute qui le tiraillait depuis de longues minutes sur la pertinence de son geste spontané dans un monde qui n'enseigne ni ne valorise plus ces choses. Quant à moi, mon regard s'est tourné vers moi-même, je me suis vu de l'extérieur, et par les yeux de ce gamin, un vieux type, sage et mou, et dur, gardien des lois, un croulant, et il m'a fallu un difficile effort pour ne pas éclater d'un grand rire sonore, sur lequel le petit se serait sûrement mépris. J'ai ri en-dedans, de m'être trouvé l'espace d'un instant tout à fait à ma place et dans mon rôle en ce monde.