Traduire l'horreur de toute beauté
Encore une demi-journée d'ouvrage de foutue à cause de cet Aphane de malheur. Me reste trois jours pour achever et livrer Fontes à Laverdure, le Salon du livre débute demain soir, je signe jusqu'à dimanche, aussi c'était certain, ça ne rate jamais, certain comme la mort et les impôts qu'il allait dénicher un truc captivant et le foutre sur son site juste pour me distraire.
Ce coup-ci, c'est une anecdote à propos de Billie Holiday et de la chanson Strange Fruit, dont un certain Ira Mirapole signe les paroles. Assortie d'une traduction française que je n'ai pas voulu lire avant de pomper la toune et l'écouter en anglo-black original. Aux célèbres accents d'ébriété soyeuse, patinés par les sons d'éraflures, qui emplissaient l'appartement comme s'ils jaillissaient d'un gramophone en gerbes sales, j'ai parcouru le Net et trouvé les paroles, et ça m'a salement secoué, cette horreur si bien écrite, en cet anglais si efficace pour la chanson, et la langue, cette langue acérée veloutée de poète pamphlétaire, cet outil affûté pour une cause, cette lame juive qui veut toucher afin de faire agir, pour laquelle susciter une émotion esthétique n'est qu'un moyen et pas une fin, ce scalpel séducteur! Ça m'a fait douter, et douter fait du bien à l'écriture en faisant mal aux écrivains.
Et ça m'a pris, j'ai eu envie de la traduire, de m'en croquer un morceau cru comme ces guerriers qui consommaient le coeur du rival aux vertus convoitées, espérant ainsi les ajouter aux leurs.
Je viens d'en finir. J'ai triché un peu, je pense, forcant sur la licence: moins épuisé, je me serais contraint davantage, pour l'exercice, et la forme épouserait plus étroitement celle de la source. La plupart du temps, ces amusettes rigoureuses assimilables aux mots croisés aboutissent à des chansons carrées taillées comme des gemmes et sans un soupçon d'âme, aussi je me réjouis d'être aussi cuit aujourd'hui: cette grande oeuvre de douze vers mérite qu'on s'attelle à la transposer en état d'ivresse et d'abandon avancés.
Ne me suis pas relu. Fuck it. J'affiche ici le résultat et je cours comparer avec la version qui m'attend depuis des heures sur le site d'Aphane.
Strange Fruit
(Ira Mirapole)
Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees.
Pastoral scene of the gallant south
The bulging eyes and the twisted mouth
Scent of magnolia sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh.
Here is a fruit for the crow to pluck
For the rain to wither, for the wind to suck
For the sun to rot, for the trees to drop
Here is a strange and bitter crop.
Étrange Fruit
Le Sud est planté d'arbres gris
Sanglants des feuilles à la racine
Il y pousse un étrange fruit
À la chair noire qui dodeline.
Souffle du Sud incandescent
Le magnolia frais et sucré
Parfume un pestilent brasier
De corps qui brûlent en grimaçant.
Un fruit cueilli par des corbeaux
Ou qui pourrit dans la tempête
Au coeur des vieux vergers austraux
Où la récolte amère est faite.
Merci, André.
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