Débat d'idées
Victor-Lévy Beaulieu s'inquiète
Victor-Lévy Beaulieu
collaboration spéciale, La Presse
Ce n'était pas seulement une question de fond, mais de formes aussi. De la même façon qu'on s'appropriait tout l'espace québécois, on en expérimentait aussi toutes les possibilités de langage. On écrivait dans la foulée du nouveau roman français, on se sustentait de Michel Butor et de Claude Si-mon, on empruntait chez William Faulkner et chez Jack Kerouac. Pour la première fois, notre littérature se donnait du style. Et pour la première fois aussi, elle faisait du Québec lui-même le centre du monde.
Cette littérature-là était écrite par Louis Gauthier, Jean-Marie Poupart, Pierre Turgeon, Michel Beau-lieu, Jacques Benoît, Roch Carrier, Paul Villeneuve, Jacques Poulin ou Charles Soucy, tous des écrivains de moins de 30 ans. Bien sûr, les grandes préoccupations de l'heure, les collectives comme les indivi-duelles, étaient au rendez-vous: du terrorisme à l'indépendance du Québec, du refus de la famille nombreuse à la pauvreté d'argent et de culture, de la contestation de la ruralité au questionnement de la ville, de la religion à la sexualité, on tenait à parler de tout, à ouvrir tous les placards pour que les squelettes en sortent.
Et il en sortit beaucoup, dans un foisonnement qui rendit notre littérature enfin contemporaine par rapport à celle du monde entier.
Trente-cinq ans plus tard, de quel univers rend compte la quinzaine de romanciers québécois dont les éditeurs ont publié récemment un premier ouvrage?
Peut-on y voir une continuité avec la fin des années 60 ou bien une cassure avec l'imaginaire que la Révolution tranquille a libéré? Geneviève Lauzon, Anne-Marie Savoie, Anick Fortin, Marie-Hélène Poitras, Myriam Beaudoin, Alexandre Laferrière, Jean-François Lanseigne, Grégory Lemay, Katerine Caron, Stéphane Dompierre, Hélène Guy et Julie Hivon, qui sont tous dans la vingtaine, de quoi parlent-ils et comment en parlent-ils?
Voyons voir d'abord du côté des ancêtres. Vers la fin des années 60, les grands-pères étaient omniprésents dans la jeune littérature québécoise puisque, selon le titre même d'un roman de Roch Carrier publié en 1969, Il n'y a pas de pays sans grands-pères.
Symboles de la plus haute autorité, les grands-pères représentaient la pérennité de la société québécoise et sa sagesse; ils remplaçaient les pères occupés à bâtir le pays; ils accompagnaient les petits-fils dans leur apprentissage du monde en faisant le lien entre la société traditionnelle et la nouvelle que paraissait alors vouloir fonder le mouvement indépendantiste.
Trente-cinq ans plus tard, les grands-pères ont complètement disparu du paysage de la jeune littérature, ils n'existent plus, même dans le simple souvenir. C'est désormais la grand-mère qui prend toute la place.
Bien que parfois de loin, elle veille sur sa descendance, elle la conseille mais, surtout, elle la pourvoit d'argent et de nourriture. Ses rapports avec la jeune génération sont donc d'abord d'ordre trivial et dénués de toute symbolique: la grand-mère n'est qu'une passeuse de biens matériels, on ne fait pas appel à elle, ni pour sa sagesse ni pour sa puissance initiatique, comme c'était le cas pour les grands-pères de la fin des années 60.
Pourquoi? Depuis 1969, la famille québécoise n'est plus ce qu'elle a été, ne serait-ce que pour le nombre de ses membres. D'une douzaine d'enfants, on est passé à un maximum de trois par famille, ce qui a eu une incidence énorme sur la parentèle: fini ce temps des mononques et des matantes parmi lesquels on en trouvait toujours quelques-uns si pittoresques qu'ils pouvaient remplacer un père manquant, ne serait-ce que pour le temps de l'adolescence.
À la recherche de frères et soeurs
Autre phénomène nouveau, qui a modifié aussi considérablement le paysage: la démocratisation du divorce et ses conséquences, notamment le problème de la garde des enfants.
En 1969, les enfants étaient presque automatiquement confiés à la mère, le père n'obtenant souvent qu'un droit de visite, parcimonieux quant à sa fréquence. Forcé malgré lui-même de tenir un rôle de simple pourvoyeur, le père n'a pas vécu au même rythme que sa progéniture: de géniteur, il est devenu un simple étranger par-devers ses enfants. D'où sa presque totale absence dans les premiers romans de notre nouvelle littérature.
Et quand on l'y rencontre, le portrait qu'on en fait est proprement hallucinant: dans le mieux des choses, le père est un fieffé égoïste qui a coupé tous les ponts affectifs avec ses enfants; dans le pire de la description, c'est un alcoolique, un batteur de femmes et d'enfants, une brute à tête de linotte. S'il s'en trouve tout de même un que ses enfants aiment, il ne leur laissera pas le temps d'en profiter, un accident d'automobile, une crise cardiaque ou un cancer le déportant trop rapidement du côté du royaume des Ombres.
Ceux qui croient que le matriarcat est une réalité périmée dans la société québécoise feraient bien de lire les premiers romans de nos jeunes romanciers: un choc culturel les y attend.
Dans ce monde où les pères n'existent pas, on comprend que les mères prennent parfois tant de place qu'on rêve de les tuer, mais pas trop vite quand même puisqu'elles sont nourrissantes. On s'arrange donc pour les cannibaliser le plus longtemps possible avant de penser au meurtre propitiatoire.
Et la mère n'y voit rien de répréhensible puisque elle-même vit mal l'échec de son mariage, essayant de le sublimer en faisant carrière et en changeant d'amants au gré de ses humeurs. De quoi comprendre que les enfants se sentent abandonnés aussi bien par leur père absent que par leur mère omniprésente.
Mais il y a pire: carencés affectivement, les enfants devenus adolescents, puis adultes, n'arrivent pas à juguler cette blessure fondamentale, ils restent pris avec, ce qui rend infirmes leurs rapports amoureux et bancale leur appartenance au milieu social, politique et culturel québécois.
Ils n'échangent ni avec les plus jeunes qu'eux ni avec leurs aînés. Ce qu'ils cherchent d'abord, ce sont des frères et des soeurs qui leur ressemblent comme une goutte d'eau à une autre; ceux et celles qui n'entrent pas dans le cercle de leur affectivité atrophiée sont immédiatement rejetés.
On vit donc dans de petits appartements du Plateau Mont-Royal dont on ne sort presque jamais. Un simple aller à Pointe-aux-Trembles est considéré comme un voyage au bout du monde. On abhorre tout ce qui ressemble de près ou de loin à la campagne parce que l'espace fait viscéralement peur et qu'il est plein de bêtes hostiles et cauchemardesques.
Pour ne pas avoir à affronter la solitude, on boit, on fume, on drague dans les bars, on tombe amoureux de garçons ou de filles pour des raisons aussi innocentes que leurs beaux yeux ou leurs belles fesses. On leur fait l'amour à l'avenant, l'autre n'étant qu'un sexe interchangeable que vous pénétrez ou qui vous pénètre.
Il n'y a pas de discours amoureux étant donné qu'on est privé de toute affectivité. Aucune relation ne peut donc durer. Plutôt que d'avoir à l'assumer, on rompt ou bien on se suicide.
Certains jeunes auteurs poussent à son bout cette logique: étant donné qu'on est tous frères et soeurs dans cette société réinventée, les tabous n'ont plus aucun sens. On peut donc faire ménage avec les propres membres de sa famille du moment qu'ils ont à peu près le même âge que soi.
Ainsi le frère réel peut-il faire un enfant à sa soeur réelle et ne pas s'en sentir coupable: le seul amour possible, ce sont eux qui le portent. Quand, en accouchant, la soeur réelle mourra, son frère de sang, enfin devenu un homme, fera comme tous les pères québécois: il s'escamotera de l'histoire.
L'enfant sera élevé par des amis. Plus de grands-mères ni de grands-pères, plus de mère ni de père, plus aucune famille véritable: le noyau n'est pas seulement qu'éclaté, il n'existe tout simplement plus.
Le Québec absent
Tout le monde ne vivant pas sur le Plateau Mont-Royal, qu'en est-il de ses histoires, et telles que les racontent les jeunes romanciers québécois?
Ces personnages-là viennent principalement du milieu petit-bourgeois: leurs parents roulent dans de rutilantes voitures, sont ingénieurs, médecins, professeurs, écrivains, peintres ou comédiens, et ne vivent que rarement ensemble, leur travail les amenant souvent à l'étranger.
Si certains forment toujours un couple, ce n'est que pour des raisons de commodité, principalement d'argent. Leurs enfants n'en manquent d'ailleurs jamais, ce qui leur permet entre autres de poursuivre leurs études aussi longtemps qu'ils le désirent.
Évidemment, la majorité d'entre eux choisissent les communications, généralement par souci utilitaire: quand on aspire à devenir écrivain (ce qui est presque tous leurs cas), les contacts qu'on peut avoir comptent autant que l'écriture elle-même.
Ça n'empêche quand même pas cette jeunesse-là d'être aussi malheureuse que celle qui vit sur le Plateau Mont-Royal car elle aussi souffre d'une affectivité atrophiée. La seule différence, c'est qu'étant plus riche, elle peut y répondre autrement, par la fuite à l'étranger.
On voyage donc beaucoup dans cette jeune littérature-là, non pas au Québec dont on ne différencie pas la Gaspésie de la Matapédia, mais au Guatemala, au Mexique, en Inde et dans presque tous les pays d'Afrique. La France et la Grande-Bretagne y sont ignorées, peut-être parce que la première a donné naissance à un Québec dont on a rien à faire, et la deuxième parce qu'elle fait partie d'un monde par-devers lequel, même inconsciemment, on se sent opprimé.
Quoi qu'il en soit, le Québec comme pays, nation et société est tragiquement absent des premiers romans de notre jeune littérature. Dans plusieurs d'entre eux, on ne prend même pas la peine d'en nommer les lieux: il y a la ville indéfinie, le quartier et la rue, indéfinis aussi. On pourrait être n'importe où ailleurs qu'au Québec, ce qui serait sans doute vrai s'il n'y avait pas malgré tout la loi du sang qui oblige à un certain ancrage.
Pas d'expérimentation langagière
Dans les premiers romans de la jeune littérature, les personnages ont souvent un livre à la main, presque toujours étranger et jamais très récent: Camus, Bukowski, Salinger ou Kundera. La littérature québécoise, connaît pas.
Ça explique sans doute pourquoi nos jeunes romanciers, par ailleurs de prétention si peu conformiste, le sont autant avec le langage. La phrase est généralement simplette, formée d'un sujet, d'un verbe et d'un complément, de sorte qu'on ne différencie pas vraiment le style d'un auteur de celui d'un autre.
En fait, on y reconnaît davantage la signature de la maison d'édition que celle de l'auteur, sans doute parce que les manuscrits sont confiés aux mêmes réviseurs qui, comme on sait, ont la fâcheuse habitude de se prendre, eux, pour d'authentiques écrivains.
Ne cherchez donc pas de véritables expérimentations langagières dans les premiers romans de la jeune littérature. Vous aurez plutôt l'impression d'un retour aux années 50 quand le romancier d'ici rêvait d'écrire un jour convenablement en français. Anatole France plutôt que Michel Butor, William Styron plutôt que William Faulkner, Léo-Paul Desrosiers plutôt que Jacques Ferron. Ce n'est pas ce qui peut réveiller en soi le génie de sa langue, peu s'en faut!
Bien d'autres choses seraient à dire sur ces premiers romans de notre jeune littérature puisqu'ils nous posent plus de questions qu'ils n'apportent de réponses. Ce dont ils rendent compte ne cesse toutefois pas de m'inquiéter: une telle déstructuration du tissu familial, social, culturel et politique est-elle irréversible?
Un tel enfermement, dans pareille réduction de l'espace-temps québécois, n'est-il qu'un épiphénomène de notre béance collective, grossi par la lunette de l'imaginaire, ou représente-t-il la nouvelle vérité d'une société en train de s'effondrer?
Si les jeunes romanciers disaient vrai, nous ne serions même plus, selon le mot de Jacques Ferron encore, des complices dans un semblant de pays, mais des débris d'humanité déraisonnables parce que devenus totalement déraisonnés.
Les premiers romans de la jeune littérature:
Beaudoin, Myriam. Un petit bruit sec, Tryptique, 2003
Caron, Katerine. Vous devez être heureuse, Boréal, 2004
Dompierre, Stéphane. Un petit pas pour l'homme, Québec Amérique, 2003
Fortin, Anick. La Blasphème, Trois-Pistoles, 2003
Guy, Hélène. Amours au noir, XYZ, 2000
Hivon, Julie. Ce qu'il en reste, XYZ, 2000
Laferrière, Alexandre. Début et fin d'un espresso, Tryptique, 2002
Lanseigne, Jean-François. Orages, VLB, 2003
Lauzon, Geneviève. Un amour de soeur, Lanctôt, 2002
Lemay, Grégory. Le sourire des animaux, Tryptique, 2003
Poitras, Marie-Hélène. Soudain le Minotaure, Tryptique, 2002
Savoie, Anne-Marie. Ego, Lanctôt, 2003
Réagissez à cette chronique
clubdelecture@lapresse.ca
Vous trouvez que Victor-Lévy Beaulieu exagère ou qu'il a frappé juste? Vous pensez que c'est un vieux schnock trempant dans un bain de nostalgie? Vous êtes un jeune écrivain, un jeune lecteur, un écrivain mûr, une lectrice engagée? (...) L'opinion la plus percutante vaudra à son auteur un bon d'achat de 200 $ en livres dans les librairies Renaud-Bray...
Je vous garantis déjà que mon opinion sera la plus percutante, ne serait-ce que parce que c’est moi qui la signe, sans parler du fait que ce sont les lecteurs du journal qui en jugeront vraiment: et pourtant, je vais m’efforcer sincèrement d’arrondir les coins. Pour le cas où je gagnerais, prière de remettre mon prix au Fonds des détenus de la prison de Bordeaux.
Jeune écrivain, jeune lecteur, écrivain mûr: j’ai été ça ou je le suis. Lectrice engagée: pas jusqu’ici, quoique j’ignore au juste ce que ça signifie. En somme: ciblé à soixante-quinze pour cent par ce méchant exercice que vous initiez, et je vous en veux de m’obliger à répondre à ce brûlot de Beaulieu. Comment vous avez pu le convaincre de générer ce texte-là, c’est au-delà de moi. Vous avez dû évoquer la noble tradition pamphlétaire, Voltaire et Ferron dans le même baluchon, Victor Hugo évidemment, et déplorer le décès du débat d’idées, et vous décharger de l’urgent pesant fardeau de le ressusciter sur les larges épaules de l’ermite de Trois-Pistoles. Ce faisant, il faudrait salement jouer de malchance pour que la marde se refuse à pogner une fois le texte publié, surtout si vous l’assortissiez d’un portait de VLB datant de 1969 alors qu’il s’exclut de l’énumération des jeunes auteurs en vue d’alors. Vous l’exposez à la colère, au ridicule ou au sourd silence respectueux, écrasant, sinistre qu’on réserve aux statufiés vivants de la nation. Il mérite mieux que ça. Maquignons, vous excitez au conflit, organisant un match de catch déguisé en Salon. Eh bien, soit. L’arène est là, les gants sont lacés et il faut y aller.
Exagère-t-il? Pas le moins du monde. Il est honnête, il est candide (Arouet encore). A-t-il frappé juste? Il ne frappe pas, ni son ton ni ses phrases ne permettent de le supposer, bien au contraire: il dessine, il moule, il parle avec ses mains métaphoriques, exprimant ses soucis et son idée, mais il prend soin de ne jamais frapper. S’il voulait, il pourrait: on parle d’un seigneur des mots, après tout. Aussi, cette question posée quand même, malgré qu’il n’ait pas rempli la commande («Frappe! Fesse dans le tas!»), comme si son texte importait moins que le prétexte, est pour le moins malodorante. Est-il un vieux schnock? Non. Il n’est pas si vieux. Trempe-t-il dans un bain de nostalgie? Outre que l’image est bien vilaine, je répondrais que oui. Quel écrivain majeur ne macère pas dans ce jus-là? Replongez-vous dans ses premiers romans, écrits à vingt ans, et dites-moi qu’il ne trempait pas déjà dans un bain de nostalgie. En fait, n’est-ce pas, ce que vous sous-entendez sans oser le dire, c’est qu’il serait nostalgique des sixties et de sa jeunesse triomphante enfuie, et qu’il est déconnecté de la zeitgeist actuelle au point de ne pouvoir comprendre les jeunes, et comme vous seriez bien embêtés vous-mêmes d’écrire un papier descriptif sur ces jeunes, vous faites mine de lancer un débat de générations, à charge pour ces jeunes de se définir eux-mêmes. Convaincus par ailleurs que ces jeunes ne lisent pas votre journal, vous espérez déjà ne rien recevoir et boucler la question pour quelque temps encore...
C’est une jeune personne qui m’a envoyé l’article. Écrivaine, étudiante, directrice d’une revue qui publie la relève. Elle l’a envoyé à toute sa considérable liste de correspondants. J’ignore si vous recevrez beaucoup de réactions à la rédaction, mais je peux vous garantir que vous avez heurté bien des sensibilités parmi les plus talentueuses et écoeuré un peu plus bien des talents solitaires qui s’imaginent déjà que l’édition est une mafia.
Tout ça pour quoi? Tout ça pour ce texte de VLB qui une fois de plus s’est pensé plus fin que la presse. Ce génie tout en finesse, d’esprit et de coeur, est toujours aussi démuni devant les manoeuvres des gazettes que le jour maudit où il accorda la fameuse entrevue à Nathalie Pétrowski. Il n’a rien appris: qu’il en soit béni. Toute prudence, toute politique lui répugnent, parce qu’elles l’obligeraient à poser le pied hors de son monde, celui qu’il s’est créé à sa convenance et celle des besoins de son oeuvre immense. Et ça donne ça. Ce texte instruit plein d’ignorance, dont le vrai squelette vicieux se dissimule sous les oripeaux de l’innocence...
Car, que VLB se représente toujours le Plateau Mont-Royal comme le quartier bon marché d’une jeune bohème désargentée, quoi de plus naturel? Il a quitté Montréal depuis vingt ans, il croit sûrement difficilement ce que coûte un logement plateaunique, et la difficulté d’en trouver un. Cela, même si tout le monde a souri, ne disqualifie pas son propos. C’est un détail.
Ce qui le disqualifie, à mon sens, et pour aller plus vite, c’est ce qu’il ne dit pas. Beaulieu n’a pas le droit, fût-ce par politesse, de brosser un portrait du jeune Québec littéraire de 1969 où son nom n’apparaît pas. L’objectivité, l’évident point de vue de l’historien (du grand-père) qu’il choisit d’adopter ici, ne sauraient s’accomoder de modestie. Même chose quand il évoque l’insignifiant roman de Roch Carrier pour parler des grand-pères, taisant le sien propre, un classique.
Le pire, bien sûr, c’est ce qu’il n’a pas dit il y a quinze ans, mais en cela il est loin d’être seul. Et cette omission, puisqu’il s’y tient, devait nécessairement mener à l’absurde absence dans son constat d’aujourd’hui: en effet, en posant la question: «Peut-on y voir une continuité avec la fin des années 60 ou bien une cassure avec l'imaginaire que la Révolution tranquille a libéré?», VLB laisserait entendre comme un géant qui s’éveille qu’entre 1969 et 2004 il ne s’est rien passé. Or, il s’est passé que j’ai publié Vamp en 1988, Hamelin La Rage l’année suivante, et que les poètes se sont mis au roman et que Beauchemin et Cousture ont repoussé les frontières du possible en matière de ventes, il s’est passé que l’édition artisanale a cédé le pas aux maisons structurées, il s’est passé deux référendums désâmants et une génération d’artistes désenchantés, réduits au silence et à la dépression par l’échec de leur rêve national, des gens de parole généreux mais naïfs qui avaient laissé leur art se mêler aux affaires transitoires de la cité, et il s’est donc passé que les jeunes romanciers d’aujourd’hui sont connectés à 1969 à travers tout ça. Comment peut-on encore parler de «s’approprier l’espace du pays Québécois», comme s’il existait déjà ce pays qui n’existe pas, et s’étonner que les jeunes restent sourds, eux qui n’y sont pour rien, qui n’ont pas voté, qui ont hérité des promesses non-tenues par leurs parents et des trahisons pestilentielles du Baby Boom?
Car c’est bien de cela, en définitive, qu’il s’agit. Les Boomers. Ils crissent leurs vieux à l’hospice, appellent ça une résidence de l’âge d’or, divorcent, renoncent à leur famille au premier désagrément, s’accotent ailleurs, appellent ça une famille reconstituée, parkent leurs flos dans des garderies qui sont autant de micro-Komsomols, appellent ça des Centres de la Petite Enfance, leurs kids grandissent sans les connaître, sans parler des aïeux, et leurs valeurs sont standardisées par Passe-Partout, et quand les Boomers se retrouvent un jour sans amont ni aval, ils s’ébahissent, se stupéfient, se lamentent: «Qui m’a foutu ces petits salopards ingrats qui refusent ma sagesse?»
Quelle engeance, les Boomers. Ça s’imagine avoir tout inventé parce qu’ils étaient plus nombreux que les pestiférés pré-Renaissance. Beaulieu, seul, a toujours cité Ferron: c’est aussi une façon d’ignorer tous les autres. Mais sa liste de jeunes romanciers soixante-neuvards novateurs et conquérants est bien loin de convaincre. Charles Soucy? Jacques Benoît? Roch Carrier?
Prétendre qu’on reconnaît davantage la signature des maisons d’édition que la façon des auteurs, c’est biffer d’un trait la tyrannie exercée sur notre poésie par les Herbes Rouges, Les Forges et l’Hexagone durant trente ans. Et je pourrais reconnaître un roman publié chez VLB du temps de son fondateur juste en en voyant six feuilles. Même chose pour les Quinze. Même chose pour Le Jour, en distinguant l’époque Turgeon de l’ère Beaulieu. C’est très facile. Un enfant saurait le faire.
Oui, vos jeunes sont seuls au monde, en ceci qu’ils sont sans vous, mais ça n’a rien de neuf pour eux. Ils sont ensemble, cependant: même sans sortir de chez eux, devant leur clavier, reliés les uns aux autres d’une manière que vous refusez de considérer, ils communiquent cent fois plus qu’en prenant l’autobus pour Pointe-aux-Trembles. Et on les retrouve à Québec se faisant gazer pour une cause, et à Montréal squattant et occupant un édifice municipal désaffecté pour une cause, et créant leurs propres revues et leurs propres maisons et leurs propres réseaux de distribution, et cela c’est un fait.
C’est notoire, mais je réitère en conclusion toute l’affection et l’admiration que j’ai pour toi, mon frère Beaulieu. Jeune, je ne pouvais pas le dire: moi aussi, je citais plutôt Buk et Kundera. Ça n’engageait à rien. Or, ces premiers romanciers dont tu parles, ils me lisent, je le sais, donc ils te lisent un peu aussi, et ils pourront le dire un jour, quand leurs propres noms seront faits. Le reste, c’est du brassage de schnoute.
Christian Mistral
2 mars 2004
<< Home