1.10.03

Croche du mercredi

Il en est parmi vous qui ont une sacrée mine d'or dans le crayon. Si vous êtes en panne d'éditeur, ou si l'évolution de l'édition sur le Net vous intéresse, faites donc un croche par ici avant d'aller casher votre chèque et de vous soûler la gueule comme des brutes de poètes que vous êtes.

J'ai résolu de leur confier le texte de Fatalis, fraîchement libéré de son contrat.

Hier, mettant la dernière main au texte définitif de Fontes (poèmes et chansons, à paraître en février si mon éditeur est franc du collier et ne s'imagine pas pouvoir me dissimuler un empêchement rédhibitoire aux cheveux noirs jusque passé un point de non-retour au-delà duquel j'accepterais de ne pas retirer mon manuscrit), j'ai redécouvert un poème dédié à Gil-France, comme à peu près tous ceux de cette époque, et ça m'a frappé soudain: adolescent, j'usais de la poésie pour imaginer l'avenir, appréhender mon sort, inventer ma destinée. Aujourd'hui, trouvaille pétrifiante, je réalise que mes poèmes me servent à revivre le passé, le ressentir, lui conserver quelque contour. Ce n'est pas rien, ce glissement d'un bout à l'autre de la longue-vue, et qui plus est à mon insu. C'est une nouvelle donne, voire tout à fait un autre jeu. Il faudra que j'y réfléchisse. Demain.

Il faut fêter cette émotion, ma première émotion poétique depuis je sais plus quand, me réjouir avant de réaliser comme c'est triste, au fond, moi qui pleurais pour un mauvais quatrain baudelairien, à quatorze ans, ou parce que son beau-père avait été trop dur avec lui, Charlie B, un certain après-midi, cent quarante ans auparavant ("Monsieur, ce matin votre fils, sommé par le sous-Directeur de remettre un billet qu'un de ses camarades venait de lui glisser, refusa de le donner, le mit en morceau et l'avala. Mandé chez moi, il me déclare qu'il aime mieux toute punition que de livrer le secret de son camarade et pressé de s'expliquer dans l'intérêt même de cet ami, [...] il me répond par des ricanements que je ne dois pas souffrir l'impertinence.
Je vous renvoie donc ce jeune homme qui était doué de moyens assez remarquables, mais qui a tout gâché par un mauvais esprit, dont le bon ordre du Collège a eu plus d'une fois à souffrir."), moi qui me maudissais d'être sensible et de noyer mes yeux au premier vacarme venu, et que les murmures bouleversaient plus encore, comme c'est triste, dis-je, au fond, que quinze ans aient passé sans que j'éprouve  le plus infime frisson prosodique au son argenté d'un sonnet bien tourné. Fêter, donc, cependant que je peux, et ma façon, ce sera bien sûr de vous le resservir, ce poème, d'abord paru dans la revue Estuaire à l'automne 1991. Je vous préviens, c'est plutôt long.  Si vous avez envie, vaut mieux aller pisser de suite.

Ni mon meilleur effort technique, ni particulièrement inspiré, ni débordant de métaphores incandescentes, ce poème tout nu soudain devenu emblématique m'émeut pourtant intensément. Au détour de presque chaque vers, je retrouve comme neufs les épices de la chair, muscles souples et senteurs de futon et mots cochons sussurés près du lobe et tout un carnaval d'intelligences et de concupiscence et de regards entendus...

VERMOUTH

Aux fièvres de Gil-France

Aperture pour voyelle
Ouverture du chenal expiratoire

Laisse-moi danser ma bergère brute
Le chic tango des nuits trois-quarts
Que j'en entame la dernière part

Vers la quatrième heure
Au neutre soleil d'un nouvel octobre jaune
Craquements de feuilles sèches
Dans la poussière des nervures dépressives
Serpentins amalgames de feuilles agonisantes
Sculptées en guirlandes sur le cosmos d'asphalte
Marchant dans la peau morte des cyprès
Déchets en tapis d'une mue végétale
J'ai l'Homme habité de toi
À la gorge et je pense

Alors l'ombrage me lèche le front
Monte empourprer la face de Dieu
Ô la triste moire au lustre cuit
D'émaux et d'algues volés
À ma forge à mes abysses marins
Aux poèmes d'huitre perlière
Je fouille ma chair flaccide
Croûtée d'iode et de cristal
À ta recherche en odeur de vierge
Assoupie.

Tu es là où tu n'es plus
Empreinte dans l'air immobile
Figé de respect pour ton passage
La nuit conserve ta trace
Demeurée en murmure salin
Tu es l'esprit de tous les sols
Mon fantasme fantomatique de cosmozone
Succube égaré aux pluies bergères
Hantant mes absences
Livides.

Ainsi sur le champ de grâce
J’ai caressé l’os de ta voix
La musique des râpes à fromages délicats
Qui sarclaient les pharynxs adragantes
En fluxions tragiques
Et j'ai sifflé au Mémorial des ténèbres
Tes seins rosissant le givre nu
J'ai bu le cloître et l'eau maudite
Aux soifs languides étanchées de souffrance
Ta poitrine abreuvant mon cheval.

Là survient mouillé d'ombres riches
Le faisceau de musiques vacillantes
Captées au bruissement de tes jupes
La rumeur voilée des tissus
Patine en saintes arabesques
Sur le rond d'ambre humide
Calé au fond de ma paume
Ta voix est la voix de ta peau
Veloutant ma sublime échappée
Vers un torrent de lèvres remuantes.

Moelle phocéenne
Synapses smyrniotes

Jasons
Du creux des vents géminiques
Astres au gel blond
Des toisons ineffables

Ces souffles lactés
Qui humectent la face
Pétris d'eau franche
D'aube adoucis

Reniflages hurliques
Aux sinus mortels
Une morve longue comme un glaïeul
Une fleur de verre qui ronfle

Aux gémeaux
Les parents du génie falsifié
Traîtres au fils indigne
À eux la poussée poumonique

Un sel d'air bout
Au rose artériel des pauvres
Les couleurs se cabrent
Nulles et non avenues

Le violent baptême sue
L'onction extrême sur nos fronts
En fleur de verre qui jappe
La glu catastrophée

Que de pommes croquées
En criminels absents
Du repentir
Que de trognons s’oxydant

Le verrou sur le jardin
Fermé à triple tour et quart
La clé de l’ouest de Nod
Perdue.

Jasons
Du vermeil des montagnes
Mount Rushmore saigne des nez
Présidentiels

(Au calice nasal
Bu le vin globulaire
En flots bouillants de rose écume
Taché ma chemise)

La saillie revancharde
Met bas ses idoles
De plâtre et de paille cuite
Aux talons d’argile

Aux tabous d’origine

Usurpais vaguement
Des verbes de charge brute
À l’huile à l’eau couleur
Aux terres de Sienne brûlées

Puisais vaguement
Herbe et flamme de fer
Une essence de crotale
Syphillitique et hors de prix

Disais vaguement
L'oraison jaculatoire
(Lumière de vessies
Et de lanternes mortes)

En vagues assurément
J'épuisais mon dire clair
À la course au pugilat
Des chocs fictifs.

Maquereaux charnus
Dorez la pluie clitorique
Au plan du rosé vif
Jus d'abricot salé

Tranchez vos chevelures
(Au ras du sol gelé)
D'âpres fibres enfouies
Râlant d'humance

Et des trous sous vos aisselles
Gicleront triomphales
Épopées de victoires folles
Sur la folle aventure

Gicleront victorieuses
En sucs barbelés
Du chocolat sur vos figures
Épopées de triomphes bergers…

Il y a là-dedans une part d'avenir prophétisé qui s'est réalisée de façon explicable, prévisible, inévitable même, mais une autre s'est avérée de manière troublante, c'est-à-dire que des flashes automatistes ont trouvé un écho dans la réalité subséquente sans lien de cause à effet, comme si j'avais vraiment parfois vu clair. Illusions du poème.

Le vrai, l'indéniable, maintenant plus qu'alors, c'est qu'elle est là où elle n'est plus, empreinte dans l'air immobile figé de respect pour son passage...